JACQUES BREL, 35 ANS
Suivre l’étoile…
Il y a trente-cinq ans, jour pour jour, disparaissait Jacques Brel. Ce « petit matin » du lundi 9 octobre 1978, chambre 305 de l’hôpital franco-musulman de Bobigny, il était exactement 4 h 10 – comme dans la chanson de Thiéfaine... Son ami et ancien imprésario Charley Marouani parti à 2 h, seule sa compagne Maddly Bamy restait à son chevet : « Après un dernier mot pour moi, se souvient-elle, Jacques se retourne sur le côté gauche, "se racrapote" en chien de fusil… Le tracé de l’électrocardiogramme reste plat. Jacques ne bouge pas. Jacques ne bougera plus. » Il succombe – à 49 ans – non pas de cette maladie dont on cache le nom, comme disait son copain Brassens, mais d’une banale embolie pulmonaire consécutive à la chasse que lui avaient livrée de foutus salauds de paparazzi…
Aujourd’hui, pourtant, comme il l’avait pressenti, le Grand Jacques est « un mort encore vivant ». Mieux : aucun autre artiste de l’histoire de la chanson francophone n’a laissé pareille trace dans la mémoire collective et surtout dans le cœur des gens, toujours prêts à Suivre l’étoile, comme y invite le titre de sa toute nouvelle intégrale. Aucun autre, alors même que sa carrière a duré à peine quinze ans (rappelez-vous sa déclaration au public de l’Olympia, le soir de sa dernière, quand il revient en peignoir au bout d’une demi-heure d’applaudissements ininterrompus : « Je vous remercie, parce que cela justifie quinze années d’amour… »). Dont dix seulement (!) en haut de l’affiche, depuis cette chanson qui le rendit célèbre, Quand on n’a que l’amour, et allait marquer pour la vie (parmi des milliers d’autres sans doute) un gamin écartelé entre ses racines cervantesques et son absolue nécessité d’être le premier à l’école dans la langue de Molière…
C’était au printemps 1957. Cinquante-quatre ans plus tard, à l’automne 2011, devenu « vieux » mais en aucun cas « adulte » au sens mortifère où l’entendait Jacques Brel (« C’est mort et ça ne sait pas… » confirmerait San-Antonio, lui-même grand admirateur du Grand Jacques), ledit « gamin » se mettrait en règle avec ses rêves d’enfance. Il partirait sur les traces de l’homme jusqu’au bout du monde, vérifier si celui-ci – loin du regard des autres, loin des médias et des projecteurs – s’était montré à la hauteur de son œuvre. Histoire aussi, implicitement, de vérifier s’il avait bien fait, entre-temps, de suivre son sillage d’imprudence et d’enthousiasme confondus.
Vous connaissez le résultat, consigné aujourd’hui dans L’aventure commence à l’aurore, qui raconte tout cela et surtout le reste, vécu par son « héros » dans un complet anonymat : un livre non prémédité, non planifié, pas même envisagé au départ, né seulement de l’urgence, après coup, de faire connaître cette vie méconnue de Jacques Brel – après la scène et les plateaux de cinéma, après la gloire et les faux-semblants –, tant celle-ci, aux Marquises où il écrivit son album le plus accompli, fut incroyablement et si discrètement exemplaire. C’est là aussi, dans cette oasis surgie du Pacifique qu’on appelle « Terre des Hommes » (Hiva Oa), qu’après quarante ans de vie commune et d’aventures qui n’eurent rien d’une sinécure, nous prîmes conscience ma chère et tendre et moi de tout le « talent » qu’en vieux amants (et amoureux passionnés de la chanson) nous eûmes à faire preuve pour arriver finalement à « être vieux sans être adultes »…
Voilà pourquoi l’œuvre du Grand Jacques est si importante. Si « à part » dans l’histoire de la chanson. Conforme en tous points à son auteur. Authentique quand tant d’autres sont en toc. Jamais il ne tricha en écrivant et en chantant. Jamais il ne fit semblant. C’est même pour éviter ce risque que, chaque fois, il choisit d’« aller voir » plus loin, quoi qu’il puisse (lui) en coûter. Jusqu’à mettre en pratique dans la vie quotidienne ce qu’il professait auparavant sur les planches ! Après les paroles (et les musiques), les actes ! Si bien que l’intégrale CD qui vient de paraître – la quatrième du nom depuis la mort de son auteur, d’autant plus incontournable qu’elle se présente comme « l’intégrale définitive » – s’écoute à présent d’une façon différente, ce qui était seulement de l’ordre de l’inspiration poétique et de l’aspiration à un monde meilleur étant devenu aux Marquises, du temps de Jacques Brel, une réalité tangible. « Et je suis vraiment émue maintenant, m’a confié une journaliste fort appréciée et respectée de Radio-Canada, de réécouter le dernier disque de Brel avec un autre regard intérieur… »
La première (Brel, l’œuvre intégrale), qui rassemblait les chansons sorties en albums studio et en public chez Philips (1954 à 1962) et Barclay (1962 à 1977), parut en 1982 sous la forme de 14 volumes 30 cm (avec déjà 4 inédits en albums). boite-bonbons2Rééditée en CD en 1988, l’Intégrale Jacques Brel, « Grand Jacques » proposait 14 inédits supplémentaires en 10 volumes. La troisième, dite de la boîte à bonbons en 2003 (L’Intégrale, 25e anniversaire), contenait 15 CD reprenant la discographie originale complétée de titres parus seulement en 78 ou 45 tours, de versions alternatives et d’enregistrements rares ou inédits (dont les 5 du dernier album : Sans exigences, Avec élégance, Mai 40, L’amour est mort et La Cathédrale), et d’un « CD bonus » regroupant 26 chansons interprétées en guitare-voix, en août 1953 à Limbourg, à la radio belge BRT2, et 2 autres inédits (Si tu revenais et Le Pendu).
Quatrième intégrale à ce jour (édition limitée et numérotée), Suivre l’étoile (« Jacques Brel, 35e anniversaire ») est parue le 23 septembre chez Barclay sous l’apparence d’un ancien coffret d’albums 30 cm. Forte de 21 CD, elle reprend le contenu de la précédente, soit l’intégrale des enregistrements studio et en public de 1953 à 1977, avec un livret grand format de 60 pages abondamment illustré compilant des extraits d’interviews de l’artiste, et, à part, les fac-similés des manuscrits des Bonbons, de La Chanson des vieux amants et de L’Enfance ainsi que de sa première licence de pilote privé (1965).
Spécificité de Suivre l’étoile, l’ensemble est enrichi de 16 versions alternatives inédites, de 5 titres inédits en CD, de 2 reprises inédites et, surtout, de 3 concerts inédits. À savoir :
• les 16 versions alternatives inédites suivantes en studio : Quand on n’a que l’amour (1956), L’Air de la bêtise (1957), Je ne sais pas (2 versions 1958), Litanies pour un retour (1958), La Dame patronnesse (1959), Marieke (1961), Vivre debout (1961), Les Singes (1961), Ces gens-là (1966), La… la… la… (1967), Regarde bien petit (1968), La Quête (1968), Ne me quitte pas (3 versions 1972).
• les 2 titres studio inédits : La Toison d’or (chanson écrite en 1963 à la demande de son ami journaliste Jean Serge pour servir d’introduction à La Conquête de la toison d’or, une pièce de Corneille qui serait jouée une seule fois, à l’été 63, au Festival Corneille que Jean Serge animait à Barentin, près de Rouen – voir le document vidéo ci-dessous) ; Le Docteur (un des deux textes, avec Histoire française, écrits en dialecte bruxellois et enregistrés en septembre 1977 mais non retenus dans l’album).
• les 5 titres suivants inédits en CD : Les trois histoires de Jean de Bruges (La Baleine, La Sirène, L’Ouragan, 1963) ; Place de la Contrescarpe (1967) ; Le Petit Chemin (1969). En fait, Jean de Bruges, qui n’avait jamais été commercialisé depuis son enregistrement en 1963 pour un disque hors commerce destiné seulement à un congrès de bourgmestres belges, est sorti pour la première fois au printemps 2013 dans le CD Suites d’orchestre de François Rauber. Place de la Contrescarpe est une chanson de Jean-Pierre Suc enregistrée par Jacques Brel pour l’émission TV de François Chatel Chansons pour un ami (1re chaîne, 5 juin 1965). Le Petit Chemin, ou plutôt « Ce » petit chemin, est une reprise de la chanson de Mireille et Jean Nohain interprétée en 1968 dans l’émission TV Le Grand Échiquier consacrée à Mireille.
• les enregistrements live suivants, déjà commercialisés : Intégralité des enregistrements radio de 1953 (cf. CD « Chansons ou versions inédites de jeunesse » joint à l’intégrale 2003) ; Olympia 61 ; Jacques Brel à Knokke, le 23 juillet 1963 (album posthume sorti en 1993), avec l’interview Brel parle ; Olympia 64 ; Brel en scènes (album posthume sorti en 1998, compilation de concerts donnés en Allemagne, aux Pays-Bas et en Suisse de 1960 à 1966).
Enfin et surtout, car il s’agit de formidables documents pour ceux qui aiment Jacques Brel, les trois concerts inédits suivants :
• EN PUBLIC AUX TROIS BAUDETS (1957), avec François Rauber au piano : Présentation – La Bourrée du célibataire – Il nous faut regarder – L’Air de la bêtise – Je ne sais pas – Le Diable (Ça va) – Au printemps – Quand on n’a que l’amour.
• LES ADIEUX À L’OLYMPIA (1966) : Fugue – Le Cheval – Fils de… – La Chanson de Jacky – Le Gaz – Les Vieux – Les Bigotes – Mon enfance – Mathilde – Ces gens-là – Amsterdam – Les Bonbons 67 – Jef – Au suivant – Le Plat Pays – Madeleine.
• LE DERNIER CONCERT / ROUBAIX 1967 : Fugue – Le Moribond – Fils de… – La Chanson de Jacky – La Chanson des vieux amants – Le Gaz – Les Vieux – Les Bigotes – Mon enfance – Mathilde – Ces gens-là – Amsterdam – Les Bonbons 67 – Jef – Le Plat Pays – Madeleine.
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Ce soir-là, le 16 mai 1967 au Casino de Roubaix, une salle de 1800 places, Jacques Brel chanta comme toujours, sans s’économiser, en enchaînant à toute allure les chansons, sans laisser le temps aux applaudissements d’aller à leur terme, et en terminant comme toujours (depuis des années) par Madeleine, sans revenir non plus pour le moindre rappel. Un tour de chant comme les autres, d’ailleurs présenté comme tel, si cela n’avait été la présence exceptionnelle d’Eddie Barclay, de Bruno Coquatrix et bien sûr de Charley Marouani, qui, eux, savaient bien qu’il s’agissait là de l’ultime concert à honorer de la tournée prolongeant la série des adieux à l’Olympia (du 6 octobre au 1er novembre 1966) et, surtout, qu’il serait, irrémédiablement, le tout dernier de sa carrière de chanteur. « Celle-ci, on ne la refera plus… » disait Jacques à voix basse à ses musiciens après chacune des quinze chansons – quinze, jamais une de plus !
Ce soir-là justement, ô malice du destin, alors que l’interprète était loué pour la force et l’intensité d’une voix permettant les plus entraînantes et difficiles envolées lyriques – son fameux « crescendo brélien » –, il dut se produire pour la der des ders avec une voix pour une fois défaillante… « Je suis embêté, confia-t-il aussitôt après le concert à un reporter d’Europe 1, Fernand Choisel, venu recueillir ses impressions ; parce que, pour mon dernier tour de chant, j’étais à moitié aphone. […] Quand vous dites un mot gai avec une voix cassée, ce mot est toujours triste, vous avez remarqué ? Je dis “soleil” avec ma voix cassée, et ce soleil a l’air d’être noyé dans les nuages. » De la nostalgie ? « Oh, j’aurai sans doute, un jour, de la nostalgie ; mais pas maintenant. Si j’avais de la nostalgie maintenant, c’est que je me serais vraiment trompé tout à fait. »
Jacques Brel – Europe 1 – Concert de Roubaix
On le sait, Jacques Brel ne s’était pas trompé. Au contraire, après le cinéma et L’Homme de la Mancha, il fit en sorte d’accomplir les principaux rêves qui l’accompagnaient depuis l’enfance. Cette enfance passée « de grisailles en silences / De fausses révérences / En manque de batailles… ».
L’enfance,
Qui peut nous dire quand ça finit,
Qui peut nous dire quand ça commence,
C’est rien, avec de l’imprudence,
C’est tout ce qui n’est pas écrit.
couv-Brel-internet-copie-1Un beau jour d’été sur l’Escaut, à la barre de l’Askoy, Cap’tain Brel prenait le large et mettait le cap sur les mers du Sud. Pour un tour du monde censé durer cinq ans. Mais tout n’était pas écrit… Il restait à Jacques Brel à vivre l’aventure la plus belle, la plus folle et la plus inattendue de toute son existence, celle qui donnerait rétrospectivement à son œuvre ses lettres de noblesse, qui la rendrait vraiment immortelle en lui offrant l’occasion, rarissime, d’opérer la jonction entre l’homme et l’artiste.
Les Marquises, le voyage au bout de la vie du Grand Jacques ? Non ! Tout au contraire : son départ pour une nouvelle vie. Car, à Hiva Oa chaque matin comme celui du 24 juillet 1974 à Anvers, « l’aventure commence alors / que la lumière nous lave les mains » : l’aventure commence à l’aurore !