LA SACEM
Hommage à Jean Ferrat disparu le 13 mars 2010
A.Marouani
C’est avec une immense émotion que nous avons appris la disparition de Jean Ferrat,
qui fut durant plus d’un demi siècle l’une des voix et des plumes majeures
de la vie musicale française, tour à tour lyrique, épique,
romantique, ironique, polémique :
ce qu’on pourrait appeler une voix « debout », venue du cœur d’un homme
et d’un pays qui en arrivaient parfois à se confondre,
même s’il en exprimait les contradictions, chargée d’émotion et de vécu,
de ces petites histoires qui font la grande. L’une des plus engagées aussi,
avec son confrère Leo Ferré, dont le nom rimait si bien avec le sien
au temps des années Barclay et faisait également chanter les mots d’Aragon,
à sa manière, à hauteur d’homme.
C’était le temps où les chansons parlaient de bourgeois, de croquants, d’anars e
t de blousons noirs, et Jean y fit entrer des ouvriers, des paysans, des déportés,
des mutinés, des guerilleros, des communards, des étudiants, des profs, des peintres,
des maçons, des nomades, des demoiselles de magasin et autres minorités émouvantes
–on ne parlait pas encore de « foules sentimentales »,
mais le cœur y était- ouvrant une brèche sans pareille
dans le répertoire de la chanson populaire et nous donnant par sa gravité
et sa vérité un frisson digne d’un Félix Leclerc.
Chroniqueur sentimental et –comme on dirait aujourd’hui- « sociétal » en 45 et 33 tours,
qui veillait à jouer aussi bien sur la corde sensible que la fibre intellectuelle,
Il fut l’un des premiers à faire des « gens » ses héros, à s’inspirer de choses vues
et souvent tues, à mener contre les institutions et chapelles de son temps
un combat d’autant plus âpre qu’il était incarné par un sourire épanoui,
un œil goguenard, une voix où l’accent parisien de sa jeunesse
le disputait aux silences éloquents de sa province,
qu’il mettait –à l’image d’un Pete Seeger ou d’un Woody Guthrie-
des fleurs à son fusil et du sel à ses saillies.
Sa moustache triomphante et jubilatoire faisait, en quelque sorte,
passer le reste et disait tout ce qu’il n’écrivait pas dans ses textes,
tant les chansons se tissent aussi entre les mots,
parlait du bonheur de vivre et du devoir d’en jouir,
du malheur de l’autre et de l’urgence à ne jamais fermer
ses yeux et ses oreilles au monde « qui frappe à notre fenêtre ».
Résistant serein des transistors, révolutionnaire insidieux des platines,
il savait en digne émule de Brassens faire rougir les mots,
séduire la ménagère autant que la maîtresse de maison,
faire fredonner au maçon autant qu’au patron des refrains qui,
en d’autres circonstances, les auraient totalement opposés devant l’urne ou l’usine,
et les réunissaient ici face aux Champs Elysées de Michel Drucker
ou au Grand Echiquier de Jacques Chancel.
Ces soirs-là, on allait « chez » Ferrat, autant qu’il venait à nous,
pudique, convivial, entier : humain.
Il séduisait, par les audaces de sa timidité,
la bonne santé de son propos, son sens de l’autodérision
(L’idole à papa, où il parodiait Tino Rossi, Le jour où je deviendrai gros,
L’été de la Saint-Martin, La voie lactée, Sacré Félicien),
par ses déclarations d’amour « aragoniennes »,
même lorsqu’elle émanaient de sa plume
(Je vous aime, La femme est l’avenir de l’homme),
par son courage et son entêtement à garder le verbe haut,
en ces débuts de Cinquième République où personne,
depuis Montand et Lemarque,
ne donnait plus la parole au peuple sur les scènes de music-hall,
où la « participation » avait eu raison des barricades et la « normalisation »
des dernières illusions prolétaires.
Ferrat, lui, continuait, témoignait, interpellait,
rêvait tout haut de jours futurs et de filles longues,
de repos du guerrier et de lendemains qui chantent,
d’un monde neuf et beau comme au premier jour. Il flamboyait.
En fallait-il, de la force et de la conviction,
pour inscrire au hit-parade et autre Palmarès des Chansons de l’époque
des titres comme Potemkine, Nuit et brouillard, Maria,
Le sabre et le goupillon, Camarade, En groupe, en ligue,
en procession, Cuba si, A Santiago,
ou Ma France, un temps interdite d’antenne, Au printemps de quoi rêvais-tu ?,
et puis La commune, Un air de liberté, Dans la jungle ou dans le zoo, Le bilan.
Qui d’autre même s’y risqua, voire s’y risquerait aujourd’hui,
hors du rap et du slam, c'est-à-dire sans le secours de mélodies,
de refrains qui perdurent ?
Car loin d’être un simple « chanteur à texte », comme on le dit parfois,
il était un pur « ACI », et même, dans son cas, poète-mélodiste-interprète,
donnant à l’instar de l’ami Georges –auquel il consacra un titre-
autant à fredonner qu’à réfléchir, nous parlant par ses notes autant que par sa plume.
Le secret de Jean, enfant de la guerre, de la rive gauche,
des années noires, épris de jazz, de théâtre et de poésie,
capable d’aimer à la fois Sinatra et Brassens, Tino et Picasso,
et fut sans doute de partager judicieusement son œuvre entre
chansons de combat et chansons de charme, intimistes,
qui lui rallièrent donc tous les publics, toutes les générations,
Jusqu’à aujourd’hui :
n’obtient pas un disque de diamant qui veut,
avec sa triple anthologie récente et en pleine crise de l’industrie phonographique !
Impossible en effet d’évoquer Jean Ferrat sans penser d’abord nature, simplicité,
comme en témoignent toutes ses pochettes de disques,
c'est-à-dire Entraigues-sur-Volane,
dont on avait fini par connaître la fameuse rivière par cœur,
immortalisée par le photographe Alain Marouani,
et puis amour, à la lettre A comme Aragon.
C’est avec cette face de son répertoire, quasi naturaliste,
et une équipe de fidèles à toute épreuve -Gérard Meys,
son éditeur-producteur et alter-ego,
Alain Goraguer, sa « moitié sonore » et orchestrale,
du classique au jazz- qu’il s’imposa d’abord :
Ma môme, Deux enfants au soleil, La Montagne, C’est beau la vie,
Que serais-je sans toi, Heureux celui qui meurt d’aimer,
Je ne chante pas pour passer le temps, Aimer à perdre la raison.
Par ses chansons de combat, il mobilisait, galvanisait les foules.
Par ses chansons d’album, titres hédonistes ou nostalgiques sur les climats,
les saisons, les ombres et lumières de nos jours,
les jeux subtils de l’amour et du temps, il les séduisait,
les convertissait presque :
A l’ombre bleue du figuier, Mourir debout, Au point du jour, La matinée,
Les saisons, Les lilas, Raconte-moi la mer, Tout ce que j’aime,
On ne voit pas le temps passer,
petits poèmes symphoniques du quotidien où les orchestrations éblouissantes
de Goraguer sublimaient ces fameux mots de tous les jours portés ici à leur pinacle
(cf Pauvre Boris, dédiée à Vian).
La montagne, bien sûr inspirée par le spectacle de la vie qu’il avait choisie,
et entrée de plain-pied dans notre répertoire au même titre qu’un air du folklore,
qu’un Temps des cerises moderne à la fois prometteur et désenchanté,
synthétisait à merveille toutes ces écritures, toutes ses qualités,
de l’épicurien complice à l’écorché vif,
du tableau réaliste au peintre des horizons, rougeoyant au feu des grands soirs.
Et de nous demander en écrivant ces lignes qui donc a pris le relais,
fera « twister les mots s’il fallait les twister »,
c'est-à-dire parler à la fois au cœur et à la raison,
à la mémoire et à la conscience du public :
faire rêver en même temps que réveiller les gens.
Tout l’art de Jean –son charme- y résidait,
et l’on ne saurait clore cet hommage sans évoquer aussi celles,
de Christine Sèvres (La matinée) à Isabelle Aubret
(Deux enfants au soleil, Le bonheur, Que c’est beau la vie, j
usqu’au Dernier rêve, en son hommage),
de Juliette Gréco à Francesca Solleville et Jacqueline Dulac
(Les chevaux, un de ses plus beaux titres),
qui prolongèrent son rêve de changer le monde tout en le célébrant,
et les auteurs qu’il mit en musique, de Georges Coulonges à Henri Gougaud,
Guy Thomas, Pierre Grosz et le tandem Senlis-Delécluse, tous excellents.
De même qu’il faut citer ici la musique de Mon vieux (Daniel Guichard),
son combat permanent pour la défense du droit d’auteur
et de la francophonie si menacés, l’exception culturelle et les quotas de diffusion
de répertoire national sur les ondes,
ainsi que la diversité des programmations musicales sur le service public,
toutes causes qui nous sont chères et nous rappellent le plaisir de lui avoir remis
notre Grand Prix de la Chanson en 1994, en présence de sa « famille ».
A tous ces titres,
il rejoint aujourd’hui le panthéon de nos plus illustres sociétaires,
de Jean-Baptiste Clément à Béranger, de Francis Lemarque à Georges Brassens,
et bien sûr, Louis Aragon dont il fut le premier à magnifier
par ses notes les plus beaux vers,
ces Yeux d’Elsa qui nous éclairent et nous rappellent combien les chansons sont grandes, quand elles émanent de si belles âmes.